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« C’est ça l’égalité » ? Les hommes amateurs de rap et les rappeuses

La faible visibilité des rappeuses en France est une énigme persistante. Les logiques discriminatoires dans les carrières artistiques et les mondes de l’art, largement étudiées également pour d’autres genres musicaux, sont bien documentées, mais l’un des acteurs clé du processus demeure dans l’ombre : celui du nombre important de personnes qui écoutent du rap, qu’on les saisisse comme publics, comme consommateurs ou comme amateurs.

Meryl sur scène au Zénith de Paris

Meryl au Zénith de Paris © Sequence SDP

Non qu’ils n’aient fait l’objet d’analyses mettant en évidence le genre comme enjeu dans le goût musical1. Mais les effets de ce goût et des pratiques culturelles qui l’accompagnent sur le fonctionnement ordinaire des mondes musicaux sont moins examinés, pour des raisons de construction d’objet et de traditions méthodologique et disciplinaire2. Sous ce rapport, la recherche de Higgins3 fait office de travail pionnier, en ce qu’il se situe à l’interface entre amateurs de musique et musicien.nes amateurs, montrant la façon dont les discriminations expérimentées par les « publics cachés du rap » fragilisent les artistes femmes et queers sur ces scènes musicales.

Dans le sillage de cette recherche, Louison Deruelle a mené une enquête apportant des résultats inédits dans le cadre d’un mémoire recherche de master en études de genre4. La question de départ est simple, mais n’avait pas forcément été posée aussi clairement auparavant : quel rapport les amateurs de rap hommes entretiennent-ils aux rappeuses ?

Pour répondre à cette question, elle a mené huit entretiens avec des hommes cis amateurs de rap, âgés entre 17 et 25 ans5. Amateurs ordinaires, simplement choisis parmi les amis de connaissances variées (camarades d’enfance, collègues de travail, membre de la famille…), ils résident tous en Île-de-France, et sont issus de milieux sociaux variés – classes populaires (2), professions intermédiaires et indépendants (3), cadres et professions intellectuelles (3). Si l’effectif est peu important, les entretiens sont approfondis et permettent, au moins à titre d’hypothèse, de dégager certains traits récurrents.

Une remarque, d’abord, sur la méthodologie. Celle-ci privilégie donc des entretiens approfondis, dont le sujet principal était la trajectoire biographique des amateurs de rap, en particulier vis-à-vis de cette musique. Mais dans un premier temps de l’entretien, aucune question n’évoquait les rappeuses, les enjeux de genre ou de sexisme. Les personnes rencontrées étaient donc amenées à évoquer très librement les artistes qu’ils souhaitaient. Cette première étape permet un comptage à la fois simple et éloquent : parmi les 264 mentions spontanées de noms d’artiste, seulement 16 sont des femmes – et encore, c’est avec une présence récurrente d’un petit nombre de figures, comme Diam’s (citée 6 fois, par le même amateur : No.), et deux artistes pop, Aya Nakamura (citée 5 fois, elle aussi par un seul et même amateur : R.) et Ronisia (citée 2 fois).

Comme le souligne Louison Deruelle, « les rappeuses sont très peu présentes, voire même absentes de l’univers des amateurs de rap interviewés »6, et ce quel que soit leur milieu social d’origine, ou leur degré d’engagement dans l’écoute du rap (certains sont des amateurs occasionnels et tournés vers la pop, d’autres sont avant tout fan d’un artiste – Ninho, Aya Nakamura – d’autres encore ont une pratique du rap en amateur et citent un grand nombre d’artistes différents).

Dans un deuxième temps de l’entretien, les échanges étaient plus spécifiquement focalisés sur les rappeuses– tout d’abord guidée par la question « est-ce que tu écoutes des rappeuses ? ». Lorsque l’entretien se déplace ainsi à l’initiative de l’enquêtrice, le ton de l’échange se transforme. Les amateurs sont moins enthousiastes, certains manifestent même une gêne ou un agacement. L’artiste la plus souvent mentionnée dans cette séquence est Shay, qui provoque des réactions pour le moins clivées.

Honnêtement, j’ai dû danser sur Thibaut Courtois, j’ai dû danser sur euh, sur son feat. avec Niska. Mais dans ma voiture j’écouterai pas Shay. […] Parce que Shay c’est un peu une bad bitch, tu vois. Moi, je me vois pas danser sur les sons de Shay, tu vois, et faire la bad bitch. Parce que j’en suis pas une déjà. (No.)

Shay, elle a de la technique en soi, mais par contre elle raconte des trucs de fous. […] Pour moi, Shay ça représente vraiment le vulgaire. […] C’est pas par rapport aux gros mots, mais c’est comment elle se comporte, c’est trop, c’est hard. […] Je pourrais pas avoir une meuf comme Shay. Impossible. […] Son comportement, son style vestimentaire, c’est allumeuse, allumeuse direct. Même ce qu’elle rappe, quand t’écoutes bien tu te dis ah ouais c’est une pute quand même. (Na.)

Reviennent également Cardi B, Nicki Minaj (deux rappeuses états-uniennes), Aya Nakamura (une artiste pop), dans une moindre mesure Marwa Loud, Meryl, Lala &ce. Sont également citées Doria, Diam’s, Kay The Prodigy, KT Gorique, Chilla, Le Juiice, BabySolo33, La Tchad, LaRose, preuve que les amateurs ont bien eu l’occasion de s’intéresser à plusieurs rappeuses. Ils n’ont simplement pas saisi cette occasion.

Enfin, la toute fin de l’entretien un bref questionnaire interrogeant sur la connaissance et le goût pour quelques rappeuses françaises précises, choisies pour leur popularité et la diversité des styles de rap auxquels elles peuvent se rattacher : Diam’s, Casey, Keny Arkana, Shay, Marwa Loud, Le Juiice, Chilla, Lala &ce, Meryl. Même lorsque le sujet est orienté vers les rappeuses, la conversation revient régulièrement vers les hommes. En particulier, si elles existent dans l’imaginaire des amateurs, c’est souvent par référence à des hommes, soit par les collaborations :

Meryl ? Ouais, elle a fait un feat. avec Le Motif. (No.)

Soit par comparaison – généralement dépréciative :

Doria c’est pas le genre de musique que je vais écouter tout le temps, alors que Landy et SDM je vais plus me reconnaître dans le son. (Ax.)

Comme on le voit dans ce dernier extrait, mais aussi dans la difficulté de No. à « faire la bad bitch », la question de l’identification est cruciale dans les justifications de leurs goûts avancées par les amateurs, et ce qu’ils soient de classes populaires ou de classes supérieures. Paradoxalement, pour ces derniers, d’autres franchissements symboliques de frontières sociales ne posent peu ou pas de problème. Ainsi, écouter des artistes issus de milieux populaires, états-uniens et / ou racisés va de soi, même s’ils sont blancs, comme No. Ce dernier cite ainsi parmi ses artistes favoris les artistes français Dinos et Tiakola, ou les artistes états-uniens Travis Scott et Kendrick Lamar.

Cette incapacité à s’identifier à des figures féminines est d’autant plus notable qu’elle fait écho aux recherche sociologiques qui montrent comment les cultures adolescentes masculines se construisent sur le rejet des femmes et du féminin, ou aux analyses féministes qui soulignent la façon dont l’ordre du genre passe par un apprentissage masculin à ne pas s’identifier à des femmes – et à tenir à distance (voire à dévaloriser) leurs expériences.

À la limite, une artiste ne peut plaire à un homme que s’il peut se projeter dans une relation hétérosexualisée avec elle, ce que Na. explicite clairement lorsqu’il affirme : « Je ne pourrais pas avoir une meuf comme Shay », un cadre de réception particulièrement étroit et stéréotypé, qui nourrit le manque de curiosité vis-à-vis des femmes artistes7. Au faible intérêt des amateurs pour l’entretien dès qu’il y est question de rappeuses fait écho l’évocation de (non) découverte musicale lorsque la prescriptrice est une femme :

« Coucou » de Meryl, c’est une de nos potes meufs qui nous a beaucoup fait écouter. On kiffe donc c’est cool. Mais je connais à peu près que ce son-là, et peut-être un autre, je dois connaître les deux plus connus. (T.)

Cette logique conduit à faire des raps interprétés par des femmes une catégorie d’appréciation spécifique, ce qui permet de comprendre à la fois la notion de « rap féminin » et sa portée dévalorisante, souvent soulignée par les artistes :

Je n’écoute pas trop de rappeuses. Après il y en a deux trois pas mal, mais c’est pas trop mon délire tu vois.(Ax.)

Nombre de ces goûts genrés ne font pas l’objet d’explications. C’est, dans une certaine mesure, qu’on n’a pas, d’ordinaire, à se justifier de ce que l’on écoute (ou alors on ne le fait que dans des cercles précis – notamment l’entre-soi des copains, comme on le verra). C’est aussi qu’une norme formelle d’égalité entre hommes et femmes est présente à l’esprit de la plupart des personnes interrogées, a fortiori dans une situation d’entretien où ils sont face à une femme.

Louison : Est-ce que tu trouves que c’est bien qu’il y ait des femmes dans le rap ?
H. : Ouais, c’est ça l’égalité.
– Et tu les soutiens ?
– Ouais, je soutiens les filles.
– T’aimes bien quand les rappeurs font des featurings avec des filles ?
– Euh, non. J’aime bien juste séparés. […] Parce que c’est pas la même catégorie. C’est mon opinion à moi, pour moi ça marche pas.

A 17 ans, R. est le plus jeune des amateurs rencontrés par Louison Deruelle. C’est aussi celui qui est le plus ouvert à l’égard des artistes femmes. On perçoit en particulier dans ses pratiques musicales une grande passion pour Aya Nakamura. Il écoute aussi Ronisia, Rosalia, et parle avec admiration de Lala &ce ou de Shay :

C’est une vraie meuf, je sais pas comment expliquer, elle a un vrai caractère et ça je kiffe (R.)

Mais ce goût n’est pas sans lui causer des dilemmes – caractéristiques des injonctions à l’hétérosexualité qui pèse sur les adolescents. Dès le début de l’entretien, il veut partager certains de ses goûts, mais nourrit une certaine honte à leur égard : « C’est gênant un peu. En vrai, parfois, quand je suis pas bien, j’aime bien écouter de la musique plutôt de meuf. » Dans cette case, il range aussi bien Aya Nakamura et Ronisia que Tayc et Dadju – des « musiques loveuses » (R.), liées à la culture des sentiments prégnantes dans les sociabilités culturelles féminines à l’adolescence8.

Les goûts musicaux sont situés dans des activités et des loisirs genrés : seul, pour accompagner des émotions liées à la tristesse, en soirée, « s’il y a des meufs », mais pas dans une activité sportive pratiquée avec des pairs de même sexe : « avant un match de foot, j’irais jamais écouter du Aya ou du Shay. Ca va pas me booster. C’est pas comme si j’écoute du Kaaris. »

Mais il n’est pas seulement question de gestion d’émotions – tristesse ou amour d’un côté, « boost » de l’autre. Comme le souligne Louison Deruelle, « il y a une dimension relationnelle au désintérêt collectif des groupes de pairs hommes envers les rappeuses ». L’origine de la honte associée aux « sons de meuf », le regard qui la nourrit se comprend dans ces relations entre hommes : « jamais par exemple si je suis posé avec mes potes, je ne mettrais du Aya ». Écouter les « sons de meuf » dans l’entre-soi masculin, c’est s’exposer à ce qu’ils le « voient en chelou ».

Pour expliciter ce regard de travers, il faut toute la persévérance et le talent de l’enquêtrice, qui relance sans cesse, traque les implicites et les contradictions, demande à ce que R. comme les autres amateurs « [disent] les termes ». Elle l’amène à expliciter le branchement idéologique fondamental entre solidarité de classe de sexe (l’entre-soi masculin), homophobie masculine, et rejet du féminin :

Ils vont se foutre un peu de ma gueule. […] Par exemple, j’irais jamais à un concert d’une meuf. […] Imagine je ferais une story : “Ouais, je suis allé voir Aya”. Chelou un peu. Je vais paraître pour je sais pas quoi. Pour un dep’ genre.

Gêné et un peu triste de ce constat, et de ce qu’il implique comme dévalorisation pour ses artistes préférées, R. se reprend :

Après, Aya, ça passe. Lala &ce ça passe. Même Shay, ça passe. Mais si on commence à aller sur Ronisia. […] Peut-être un jour, hein, peut-être dans cinq dix ans. Écouter une meuf ça sera la même chose qu’écouter un mec.

On ne sait pas si ces dix années renvoient à un espoir d’évolution de la société, ou de vieillissement de R. et de son groupe d’amis. En attendant, R. profite de l’alibi que procurent certaines situations – les soirées – ou du secret que permettent certains modes d’écoute, branchés sur Airpods : « Avec Tiktok, c’est moins voyant maintenant si on écoute que de la musique de meuf. Moi dans ma playlist il y a beaucoup de meufs. »

Et les rappeuses attendent toujours que plus de la moitié des personnes qui déclarent écouter du rap prennent au sérieux leurs propositions musicales, quand ils ne nourrissent simplement pas leur disqualification par leurs prescriptions entre amis ou sur les réseaux sociaux.

  1. Stéphanie Molinero, Les publics du rap, L’Harmattan, 2007 ; Florence Eloy et Tomas Legon, « Les formes de distinction parmi les jeunes auditeurs de rap et de r‘n’b : d’une sociologie de la consommation à une sociologie de la réception »Volume !, vol. 17 n°2, 2020 ; Isabelle Clair, « “La racaille,” a performed figure in French contemporary youth », Ethnography, 2021. []
  2. Sylvie Octobre (dir.), Questions de genre, question de culture,  Ministère de la Culture, DEPS, 2014 ; Sylvie Octobre et Frédérique Patureau, (dir.), Sexe et genre des mondes culturels. ENS Éditions, 2020. []
  3. Paulo Higgins, « Femmes et Queers : des publics subalternes et cachés du rap français ? »Volume ! vol.17 n°2, 2020. []
  4. Louison Deruelle, Le rapport des amateurs de rap aux rappeuses francophones, Mémoire de master 2 en études de genre réalisé sous la dir. de K. Hammou, Université Paris 8 Vincennes Saint Denis, 2024. []
  5. Dans cette classe d’âge, en 2018, 70% des personnes déclaraient écouter du rap. Voir Karim Hammou et Stéphanie Molinero, 2022, « Rap et RnB dans les pratiques culturelles en France », in K. Hammou et M. Sonnette-Manouguian, 40 ans de musiques hip-hop en France, Presses de Sciences po. []
  6. Des travaux sur la lecture montre un phénomène comparable dans le domaine littéraire, comme la recherche de Viviane Albenga sur les clubs de lecture ou l’essai de Mary Ann Sieghart intitulé The Authority Gap. []
  7. On retrouve des mécanismes analogues dans la critique musicale, avec des effets discriminatoires spectaculaires. Voir Karim Hammou, 2017, « Prises et “décrochages” de genre : la réception critique de Diam’s et Booba dans les années 2000 » in M. Buscatto et al., Du genre dans la critique d’art, Éditions des Archives contemporaines. []
  8. Dominique Pasquier, 1999, La Culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Éditions de la MSH. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Karim Hammou (30 septembre 2024). « C’est ça l’égalité » ? Les hommes amateurs de rap et les rappeuses. Sur un son rap. Consulté le 19 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12fuq


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2 réponses

  1. 11 octobre 2024

    […] Source / Lire la suite : “C’est ça l’égalité” ? Les hommes amateurs de rap et les rappeuses […]

  2. 26 novembre 2024

    […] Source / Lire la suite : « C’est ça l’égalité » ? Les hommes amateurs de rap et les rappeuses […]

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